1962

La Reine contre Sikyea

Nous sommes en 1962. Michel Sikyea est un chasseur déné de 61 ans. Orphelin dès l’âge de trois ans, il grandit au sein du pensionnat de la mission catholique romaine de Fort Resolution. Il passe une grande partie de sa vie à pratiquer le piégeage, la chasse et la pêche à la baie Moose, au sud-est de Yellowknife, mais travaille aussi occasionnellement aux mines Con et Giant. Le 7 mai 1962, il abat, à des fins alimentaires, un canard colvert femelle près d’un petit lac situé en périphérie de Yellowknife. Cet acte anodin va se transformer en affaire juridique charnière et déclencher une prise de conscience chez le grand public à propos des revendications des Autochtones en matière d’autodétermination et d’autonomie gouvernementale. Le « canard à un million de dollars », au cœur de l’affaire, devient un symbole de la lutte pour les droits des Autochtones.

La GRC reproche à Michel Sikyea d’avoir pratiqué la chasse hors saison, ce qu’il ne nie pas. Il affirme toutefois que le traité signé avec la nation dénée lui donne le droit de chasser n’importe où. Michel Sikyea est accusé d’avoir enfreint la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs et comparaît le jour même à la Cour des juges de paix de Yellowknife. Il plaide coupable et écope d’une amende de 10 $, à laquelle s’ajoutent 4 $ de frais de justice. Cette affaire, d’apparence banale, aurait pu être classée, mais c’était sans compter l’intervention du juge John Sissons : ayant eu vent de l’infraction, il demande à l’avocate Elizabeth Hagel de faire appel au nom de Michel Sikyea, ce qui lui est accordé en novembre 1962. L’affaire est alors portée devant le tribunal, présidé par le Juge Sissons.

Parmi les arguments avancés pendant le procès, il est indiqué que Michel Sikyea avait assisté à la modification du Traité no 8, à Fort Resolution, en 1913. Il déclare à la cour qu’à l’époque, il avait entendu des représentants du gouvernement promettre que les Dénés conserveraient toute l’année leurs droits ancestraux de chasse, de pêche et de piégeage.

S’ensuit alors un débat afin de déterminer si ces droits ont préséance sur les lois modernes. Le juge Sissons tranche que la Loi sur la convention concernant les oiseaux migrateurs ne s’applique pas aux peuples autochtones, mais la décision du tribunal des TNO est portée en appel devant la Cour suprême du Canada, qui contourne la question de l’application de loi et statue que le canard, présenté comme domestiqué par la défense, était en réalité un animal sauvage et que, par conséquent, Michel Sikyea est bel et bien coupable d’avoir pratiqué la chasse hors saison.

Michel Sikyea, par l’intermédiaire de ses avocats, dépose alors une pétition auprès de la Cour de l’Échiquier du Canada, afin de demander l’indemnisation de tous les peuples autochtones en raison de la décision rendue par la Cour suprême du Canada. Ses avocats plaident qu’étant donné que les traités n’ont pas été respectés et que les Autochtones ne peuvent plus chasser au printemps, il faut que les terres cédées au Canada dans le cadre des traités soient restituées aux peuples autochtones ou que ces derniers soient indemnisés.

Même si la pétition auprès de la Cour de l’Échiquier du Canada n’aboutit pas, elle a le mérite de faire avancer la cause de la reconnaissance des droits autochtones et de la violation des traités. Il faudra bien des années avant que le Canada reconnaisse officiellement les droits des Autochtones, dans le cadre de la Loi constitutionnelle de 1982, laquelle marque le début du processus moderne de revendication territoriale autochtone. L’oiseau à l’origine du litige, qui avait entretemps été empaillé, devient connu sous le nom du « canard à un million de dollars », en référence au montant des frais de justice engagés par rapport à la contravention de 10 $. La dépouille du canard trônera pendant des années sur une étagère, dans le bureau du juge Sissons. Elle a maintenant rejoint un large ensemble d’artefacts inuits représentant diverses affaires juridiques, lesquels font partie de la collection Sissons Morrow, conservée au tribunal des Territoires du Nord-Ouest, à Yellowknife.

Michel Sikyea et son épouse Rose ont 12 enfants. Il travaille pendant de nombreuses années comme conseiller à Ndilo, avant de décéder en 2002, à l’âge de 102 ans.